Muchū setsumu – Shōbōgenzō
Cette roue du Dharma, c’est celle « d’un bouddha avec un autre bouddha », c’est « en rêve, dire le rêve ». Il est évident que c’est seulement quand « en rêve, ils disent le rêve » que les bouddhas-patriarches atteignent l’éveil suprême. S’élever jusqu’au Dharmakāya, c’est, inévitablement, « en rêve, dire le rêve ».
C’est alors qu’a lieu la rencontre de bouddha à bouddha. À partir de ce moment-là, ils ne tiennent plus à leurs « tête, yeux, moelle, cervelle, ou corps, chair, main, pieds ». Sans attaches, ils sont, comme dans l’adage « celui qui vend de l’or le reçoit en échange ».
« En rêve, dire le rêve » est un chapitre du Shōbōgenzō. Prononcé en 1242 par Dōgen, muchū setsumu est un des chapitres les plus créatifs de ce recueil. La métaphore du rêve est centrale mais aussi utilisée pour ouvrir la porte de l’éveil dans la non-dualité, le rêve comme symbole de l’illusion, du mirage, des ombres.
« En rêve, dire le rêve » c’est éprouver la parole des patriarches dans et par son corps, le rêve est zazen : état d’être laissant advenir chaque chose, pensées, mouvements, sensations, sans cause et sans support, mouvement perçu mais sans prise, conscience de l’absence de mouvement, c’est l’équilibre du laisser devenir et revenir.
Cela rejoint la complexité de la compréhension de l’enseignement de la pratique et de zazen.
L’enseignant qui parle, ne transmet rien, car il n’y a rien qui est exprimé en terme de réponse, rien comme réponse qui n’est écrite dans un livre. Le véritable enseignement se trouve au cœur de l’échange créé lors de la rencontre, c’est une invitation d’approfondissement, une résonance, le reflet de ce qui est questionné. Je le comprend ainsi : il n’y a pas d’usage aux enseignements, si quelqu’un cherche une réponse dans l’écoute et l’interprétation. Quant à la pratique de zazen, c’est une dynamique individuelle, qui une fois en extension n’est pas différent du tout. D’ailleurs, le pratiquant est seul sur la Voie, personne ne voyage à notre place. Maître Yōka Daishi nous partage quelques mots dans le Shōdōka :
Voir une forme dans le miroir n’est pas difficile
Mais comment saisir le reflet de la lune dans l’eau ?
Ils vont toujours seuls, ils marchent toujours seuls,
Les accomplis qui parcourent ensemble le chemin du
Nirvana.
Le regard qui se pose dans l’eau voit le reflet de la lune. Saisir la vérité, c’est déjà commencer à pratiquer, regarder, savoir que ce n’est qu’un reflet, un rêve. Alors, le questionnement qui tourne vers la mise en pratique, ressemble à la question de savoir si l’on pratique. La question peut alors aussi s’orienter vers une volonté de perception de bonne, assez, correcte comme pratique, d’un bon, un mauvais maître, un bon disciple, un bon moine, une belle pratique, un bon ou mauvais zazen, par exemple. Cela est une question qui est peut être liée à l’idée qu’il y a un rapport à une forme, à la dualité, à la notion de maître et de disciple.
La forme et le discours donnent l’idée même d’une pratique que l’on nomme aussi la Voie. La construction d’une forme quant à la Voie ne permettra pas d’accueillir l’absence de contraintes, ni même de forme ou d’appartenance dans le miroir de la rencontre avec le maître.
C’est alors qu’a lieu la rencontre de bouddha à bouddha. À partir de ce moment-là, ils ne tiennent plus à leurs « tête, yeux, moelle, cervelle, ou corps, chair, main, pieds ». Sans attaches, ils sont, comme dans l’adage « celui qui vend de l’or le reçoit en échange
Alors, « en rêve, dire le rêve » est une constante actualisation dans ce qu’on a observé et d’où émerge l’action, cela n’a rien différent de moi et pourtant réside sans moi ! L’invitation réside dans la résonance, reflet du miroir, dans cette subtilité unique, au cœur de la rencontre de maître à disciple. C’est éclairer l’ignorance fondamentale. C’est éclairer cette ignorance quant à la Voie, à la pratique, à la souffrance. Fondamentalement, la rencontre c’est zazen, rencontre son maître, c’est zazen.
Tant que réside un fonctionnement et une envie de quête identitaire pour courir, obtenir une image, une trace, alors les jours passent en vain. Tant que réside un point de vue ou une volonté d’éclairer par un côté les paroles des maîtres et patriarches, rien n’est réalisé, les paroles sont creuses. Maître Keizan exprime cela dans le Zazen – Yôjinki :
Là où les points de vue prennent fin, et où tout concept est épuisé, la parole unique se répand dans les dix directions.
Peut-être qu’il est parfois difficile d’entendre que nous savons déjà tout ce que nous devons savoir, ressentons tout ce que nous devons ressentir et percevons tout ce qu’il y a à percevoir. Le jour où cela formera un tout unifié, alors la lumière jaillira d’elle-même et rien n’en sera troublé.
Merveilleux esprit en nirvâna toujours
Puisque ces fleurs invariablement s’épanouissent
Dans mon village d’origine
Les couleurs ne changent pas
Bien que le printemps passe
- Dōgen
Pratique et réalisation font partie du rêve, disciple et maître font partie du rêve, l’un reflétant l’autre, chacun devant l’autre, unité vide du réel. Le disciple immergé dans le rêve reconnaissant le rêve, prenant attention à ce qui est, devenir et revenir. Deux miroirs se reflétant l’un l’autre, sans aucune saisie du reflet, le rêve s’éveille à lui-même.
Voilà où réside le véritable trésor : l’écho dharmique dans chacun des gestes, des paroles, des silences, des rituels. Tel un pai : mouvement reflet de la confiance qui émergé de la compréhension éclairée. Non pas une confiance enveloppante d’illusions réconfortantes, un utilme abandon, face contre terre, devant le maitre réel, levant les pieds du Bouddha au-dessus de sa tête, ne s’appuyant plus sur rien; la Roue du Dharma tourne. Tel un bol vide, façonné à l’unique, par son espace vide accueille joyeusement l’écho du Dharma. L’espace qui demeure entre les choses ne distingue alors ni l’interne, ni l’externe, ni le maitre, ni le disciplie. Architecte du réel, l’espace de ce bol n’est pas non plus vacuité. Le maître, le disciple, sont de chair et d’os mais aussi de souffle et d’esprit, en outre ; des bols vides remplis de traces vides.
L’idéal de l’éveil n’est plus possible puisqu’il n’y a pas à tendre vers quelque chose mais à laisser s’orienter vers la dynamique d’inespoir.
L’idéal du maître n’est plus porté par la perception d’un autre différent de moi. Alors un seul regard émerge dans le réel, c’est la véritable rencontre avec Soi, résonance jamais interrompue de la lignée des Bouddhas-patriarches, réalisant l’ultime vœu : celui de « dire le rêve, en rêve ».
Baïka Mokuin Zenki
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