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Partage de la nonne Ninkaï sur le thème de Shukke : quitter la demeure.

Shukke veut dire littéralement « quitter la demeure - pour se faire moine, nonne ». C’est l’un des noms donnés aux moines et nonnes zen de la tradition bouddhiste zen sōtō.

 

Qu’est ce qu’un Shukke ? Que veut dire « quitter la demeure » ?

 

Vivre seul en ermite ou vivre dans un monastère sont bien deux choix de vie possibles pour se consacrer pleinement à la pratique et à l’étude des textes. Aujourd’hui pourtant les moines zen sont nombreux à choisir une troisième voie : vivre avec leur famille en plein coeur de la société, côtoyant dérives et tentations. Vont-ils pour autant à l’encontre du principe de Shukke ?

 

Il peut sembler de prime abord que les deux premiers choix soient plus aisés à suivre. Travailler, s’occuper de jeunes enfants laisse en effet peu de disponibilité pour une pratique assidue et une étude soutenue des textes. Mais un vieux poème chinois semble détromper ce point de vue :

 

« Je renonce au monde,

Mais, même si je jette dehors

Femme et enfants

Je ne puis abandonner

Mon propre esprit »

 

Quitter sa famille ne serait donc pas suffisant, voire peut être même pas nécessaire, du moins au sens commun que l’on accorde à cette expression.

 

Il doit y avoir dans le terme de Shukke des significations infiniment plus subtiles qu’une vision dualiste ne saurait exprimer. Subtiles comme le poème de Maître Dogen :

 

« Nous sommes en ce monde

Comme l’esprit du bœuf

Dont la queue reste à l’intérieur

Quand tout est passé par la fenêtre »

 

Dogen fait référence au fameux koan de Fa-Yen « Un bœuf franchit la porte. Sa tête, ses cornes, ses quatre pattes sont sorties. Pourquoi sa queue ne peut-elle passer ? ».

 

Traditionnellement le bœuf qui cherche à se libérer représente le moine. Montrer sa tête à la fenêtre, c’est aspirer à sortir de la maison. Lorsque apparaissent les cornes, c’est qu’il a renoncé au monde. Quant-on voit ses sabots, il a quitté la famille.

 

Reste donc cette queue qui n’arrive pas à sortir ! Et pourtant l’image d’une queue ne passant pas par la porte nous fait rire tant la queue est mince par rapport au bœuf sorti. C’est là que Maître Wou Men nous rajoute avec un brin de malice :

 

« Si elle finit par passer, le bœuf tombe dans le ravin.

S’il revient la chercher, il finira chez le boucher.

Cette queue là,

Comme elle est bizarre ! »

 

Pour ma part j’ai choisi de devenir nonne à un âge où la famille n’est plus vraiment présente (physiquement !) et où même le travail ne sera bientôt plus qu’un souvenir. Le choix en devient donc plus facile. Mais ma plus grande entrave est bien mon « esprit », joli mot, un peu vaniteux, pour cette queue si mince à laquelle je donne tant d’importance. Gonflée d’orgueil c’est sûr elle ne passera pas la porte !

 

Je n’avais pas vraiment pensé à tout cela en demandant Shukke Tokudo. Quelque chose en moi me poussait à aller plus loin, à faire un pas de plus. Où ? Jusqu’où ? Comment ? Je n’en savais fichtre rien. Pourquoi ? Je crois que je ne sais toujours pas très bien. J’ai juste pour une fois simplement écouté quoi ? Mon coeur ? Mon instinct ? En tout cas quelque chose de plus fort que cette fichue « queue » que parfois on nomme à tord « raison ».

 

Bien sûr qu’une quête d’idéal est toujours sous-jacente. Il y a l’attrait des enseignements, le doux cocon de la Sangha. Mais l’idéal s’effondre peu à peu. Quand on essaye de suivre ses vœux, ils sont inatteignables ! L’idéal s’effondre encore plus quand avec un peu d’honnêteté on commence à observer un tant soit peu ses trois poisons : avidité, colère, ignorance (car on détourne vite le regard).

 

Désormais Shukke, il est temps de réfléchir à ce que peut signifier « quitter la demeure ».  Pour moi ce serait, plutôt que de la « quitter », prendre soin des siens, de loin ou de près, mais surtout sans les accaparer, essayer d’être présente pour eux dans l’absence de mes propres besoins et repères. Encourager son enfant à prendre son envol, par exemple, cela demande beaucoup de confiance. Ne pas vouloir vivre les problèmes de l’autre car ça peut aller jusqu’à l’abus de pouvoir : « je sais mieux que toi ce qu’il faut que tu fasses ! pourquoi ne m’écoute tu pas ? »  C’est ce qu’on fait avec nos parents quand ils vieillissent et commencent à perdre leur autonomie. Exercice d’équilibre difficile avec nos proches. 

 

Quitter la famille pourrait être revoir complètement ce que l’on entend par « famille ». Elargir le sens de ce mot. La famille n’est ce pas aussi ce mendiant qui gêne dans la rue, cet emmerdeur qui vous fait une queue de poisson, l’enfant capricieux qui hurle dans le supermarché, le grincheux qu’on laisse passer devant soi dans la file d’attente. 

C’est pas gagné tous les jours d’avoir un regard bienveillant ou un geste prévenant qui va désamorcer les tensions, la colère. C’est pas gagné tous les jours d’avoir de la compassion pour les autres : « Si nombreux que soient les êtres sensibles je fais vœux de les aider » !

 

Quitter la demeure pourrait être encore quitter son propre mode de fonctionnement, se quitter !                         

Le fameux s’oublier soi-même de Maître Dogen. Avant de pouvoir s’oublier, il faut hélas commencer à observer de façon aussi impartiale que possible nos trois poisons et leurs innombrables visages, sans les nier, sans les rejeter. Composer avec. Reconnaître nos masques, celui que je porte au boulot, celui que je porte avec les amis, celui que je porte ici. Mais surtout reconnaître que même face à moi j’en porte un, celui là surtout est le plus difficile à appréhender. Et ça c’est un travail de titan, un travail de chaque instant, une exploration sans fin, tant on est soit trop dur, soit trop complaisant, toujours dans la dualité, constamment dans le déni.

 

Et grâce à ce travail amener progressivement la pratique partout, pas simplement sur le zafu, 30 minutes par jour. Pratiquer dans la rue, quand on fait les courses, quand on fait les corvées, ou quand on travaille. S’imaginer dans la peau de cette collègue arrogante qui nous agace, qu’est ce qui la motive, qu’est ce qui m’insupporte dans le reflet que nous nous renvoyons mutuellement. Pratiquer quand on coud un Kesa : un point pour le Bouddha, un point pour le Dharma, un point pour la Sangha. Et puis un jour découvrir que, et bien oui, ça va bien plus vite en cousant tout simplement, sans chichi, sans tralala. On coud parce que cela doit être fait et non plus par désir de bien faire, ou par pur plaisir. S’oublier, ne rien rajouter ! Mais là encore c’est loin d’être gagné : voir grandir un Kesa sous ses mains c’est si beau ! Et ce tissu...

 

« Si nombreux que soient les attachements, je fais vœux de les quitter »

 

Mais qu’est ce qui peut bien nous aider à « quitter la demeure »?

 

Les textes des Patriarches sont autant de moyens habiles pour quitter la demeure. Ils  déconstruisent ou plutôt déstructurent notre mode de pensée trop rigide, trop étroit. Ils bousculent nos certitudes, ouvrent de nouvelles perspectives, tentent de nous faire nous oublier, oublier nos expériences, nos certitudes, mais aussi nos doutes, nos craintes. Et on réalise petit à petit qu’on ne sait vraiment pas grand-chose, qu’on, est très mal entendant, et mal voyant de surcroît ! Parfois un texte nous saisit et nous jette dans un abîme de questionnement, dans l’abîme incommensurable de notre ignorance, ou nous fait effleurer l’infinité du Dharma. Mais comment appréhender la notion d’infini ? Parfois l’étude est aussi effrayante qu’une promenade dans la forêt une nuit sans lune. 

 

C’est alors que l’assise décante les mots, les sensations, les pensées, enfin parfois seulement, vraiment pas toujours ! Mais après un temps d’assise on peut refaire un effort, avancer d’un pas, et revenir face au gouffre infini que certains textes ouvrent devant nous. Se rendre compte que même si parfois on a très peur face à tous ces questionnements, face à cet espace ouvert, on ne risque rien, juste de se tromper et de recommencer, d’être ridicule maintes fois, sûrement. 

 

« Innombrables sont les portes du Dharma, mais je fais vœu de les franchir »

 

Bien des jours je me retrouve, trois pas en arrière, à nouveau à la fenêtre, regardant comme la voie est belle, ou parfois totalement découragée, tantôt épuisée parce que j’ai de nouveau lutté, c’était plus fort que moi. Jusqu’à ce que mon Sensei me tire par une corne. Cela peut être douloureux ! Mais quitter la demeure ne serait ce pas aussi accepter un guide, un coup d’aiguillon de ci de là ? Entrer enfin dans une relation de confiance.

 

 

Alors cette fameuse queue passera ? Ou passera pas ? 

Qui peut savoir ? Et pourquoi s’obstiner, être obsédé à vouloir connaître la réponse ?

Etre Shukke c’est quelque chose que je ne connais pas, que je ne comprend pas, mais quelque chose que je ferai même si je ne sais pas où je vais. Et s’il n’y avait pas de famille, pas de but, pas de mérite, pas de meilleur ou de pire, mais juste un chemin aussi ténu qu’un fil suspendu au dessus d’un espace infini, et des vœux, des vœux incommensurables !

 

« Si impossible que soit la voie du Bouddha, je fais vœu de la parcourir ».

 

Zendo Mokudo 28/01/2023