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Causerie de Taïun Sensei / Vedanā dans la pratique de Satipatthana, la contemplation des sensations.

Pour commencer ce Teisho, permettez-moi de partager avec vous les paroles de maître Wanshi, dont maître dôgen fait référence dans le Shobogenzo Zazenshin, une aiguille pour Zazen:

 

Le pivot essentiel de tous les bouddhas, 

L'essence-pivot de tous les patriarches.

Ne pas toucher les choses, néanmoins sentir,

Ne pas s'opposer aux circonstances, néanmoins être illuminé.

Ne pas toucher les choses, néanmoins sentir :

La sensation est naturellement subtile.

Ne pas s'opposer aux circonstances, néanmoins être illuminé:

L'illumination est naturellement fine. 

La sensation est naturellement subtile:

Il n'y a eu aucune pensée discriminante. L'illumination est naturellement fine :

Il n'y a pas eu la moindre naissance. 

Il n'y a eu aucune pensée discriminante:

La sensation, sans aucune dualité, est singulière. 

Il n'y a pas eu la moindre naissance : L'illumination, sans aucune saisie, est complète. 

L'eau est limpide jusqu'au fond, les poissons nagent lentement, lentement.

Le ciel est vaste au-delà de toute limite, et les oiseaux volent, loin très loin.

 

Ce matin je souhaiterais aborder une partie essentielle du Satipatthana sutta, celle concernant les sensations, la contemplation des ressentis, vedananupassana. Le terme pali pour « ressenti » est Vedana, dérivé du verbe vedeti, qui signifie à la fois « ressentir » et « savoir ». Dans son usage dans les Suttas ,  Vedana   comprend à la fois les ressentis corporels et mentaux. Vedana n'inclut pas « l'émotion » car dans la psychologie indienne l’émotion fait partie du domaine de la contemplation des pensées et des états d’esprit. Bien que les émotions apparaissent sous l’influence des ressentis, elles sont des phénomènes mentaux plus complexes que le ressenti pur lui-même, et sont donc plutôt du domaine de la contemplation des états d’esprit. Ne pas toucher les choses, néanmoins sentir, nous dit maître Wanshi, que peut-on dire sur ça… 

 

L’araignée d’eau glisse sans rien troubler. 

 

Quand j'étais jeune, mon père m’emmenait parfois au marais poitevin, dans une barque, je me souviens de la fascination que j'éprouvais  à observer les araignées d’eau, leur aisance à glisser à la surface de l'eau sans rien troubler était un mystère. Pour ces petites arachnides, c'était même vital de ne rien troubler, sous peine de se faire manger par le poisson qui était en dessous.  Avec le temps j'ai découvert, que les araignées d'eau ne touchaient pas vraiment la surface de l’eau. Elles avaient des petites bulles d'air sur leurs pattes leur permettant de glisser sans mettre de vibration. Grâce à l'espace sous leurs petites pattes, elle pouvait se mouvoir sur l'eau sans rien activer à la surface de l’eau.

 

Quand il y a appropriation d’un « je » ou d'un « témoin », sous l’influence de l’ignorance, la conscience mentale se saisit assez rapidement des sensations qu’importe leur nature agréable ou désagréable. Les Védanas doivent être observées, afin que nos réactions s’atténuent et disparaissent. Il faut bien comprendre que tout ce qui apparaît dans l'esprit même la plus petite pensée, commence à s’écouler avec une sensation sur le corps : Vedana-samosarana sabbe dhamma. Quelque soit ce qui apparaît, colère, peur ou autre si la sensation est observée, alors le renonçant travaille correctement. C'est une pratique importante, l'observation des sensations nous fournit l'ambiance interne du moment.

 

- Alors que ressentez-vous ? Sommes-nous vraiment ouverts à toutes les nombreuses subtilités des sensations ?

 

Le Bouddha a aussi énoncé cette phrase essentielle à propos des ressentis, il a dit « toutes les choses sont rassemblées, ou convergent, au sein du ressenti ». 

 

Donc dans le contexte du Satipaṭṭhāna, l’accent est mis sur les ressentis, agréable (sukkha) désagréable (dukkha), neutre, tel qu’ils sont, sans que soit rajouté quoi que ce soit , à ce qui est vécu.

Il y a néanmoins une distinction importante à noter, entre les ressentis matériels et immatériels :

Les ressentis matériels ou mondains (sãmisa) sont ceux liés à la chair, qui naissent du contact des organes des sens, ils sont en relation avec des objets visuels et des sons, des odeurs et du toucher ainsi que des pensées liées à ces objets. Les ressentis immatériels ou spirituels  (nirãmisa) se réfèrent à quelque chose de complètement différent . Ils sont en lien avec la nature fondamentale de l’esprit et le renoncement. Ils sont  peut être aussi une expression de sentiments beaucoup plus profonds. Il me semble important de faire la distinction entre les deux afin d'éviter toute confusion. Cette dimension spirituelle des ressentis étant libre de toute appropriation, de par son éthique de ne pas nuire, nous ouvre à une joie profonde, celle du nibbanna, l'extinction de toute convoitise, recherche, fabrication. 

 

C’est la totalité silencieuse de l’expérience des sensations sans aucune préférence pour celles-ci. 

 

Maintenant, revenons au Satipatthana : vedanāsu vedananupassī viharati ātāpī sampajāno satimā, vineyya loke abhijjhā,domanassam; En ce qui concerne les ressentis, il demeure en contemplant les ressentis, assidu, connaissant clairement, et attentif, libre des désirs et du mécontentement en ce qui concerne le monde. 

 

Comment observer les sensations dans les sensations ? D’abord, il ne s’agit pas d’imagination, mais plutôt d’en faire une expérience directe. Une fois que cette expérience est pleinement vécue, dissoute dans l'espace de la conscience, elle finit par ne plus être. Vedana dans Vedana signifie que l’imagination ne rentre pas en ligne de compte, qu’il n’y a pas d’analyse, d’étiquetage ou de jugement. 

 

Notre réaction habituelle est de repousser, d’éviter les aspects désagréables ou de fuir dans l’imaginaire.  De l’autre côté, il y a les sensations agréables, plaisantes. Là, il nous faut aussi être très prudent, car on a aussi la tendance habituelle à être pris par les sensations agréables, à vouloir y demeurer, à vouloir les saisir. On adore le sucre ! 

 Qu’est-ce qui en nous, nous fait repousser, attirer, quelle est la nature de cette expérience, qu’est- ce qui fait qu’on se l’approprie, qu’on s’identifie, que l’on pense en être le propriétaire ? Investiguez tous les différents aspects du processus d’appropriation.

 

Alors comment peut-on mettre en pratique ? Voilà ce que nous dit le Sutta :

« Et comment un moine demeure-t-il focalisé sur les sensations en tant que telles ?

Il y a le cas où un moine, quand il ressent une sensation douloureuse, sait : ‘Je ressens une sensation douloureuse.’ Quand il ressent une sensation agréable, il sait : ‘Je ressens une sensation agréable.’ Quand il ressent une sensation ni douloureuse ni agréable, il sait : ‘Je ressens une sensation ni douloureuse ni agréable.’ 

 

Ressentant une sensation quelconque, le renonçant comprend qu'il fait l’expérience d’une sensation. Il sait, observant la réalité qui s'est manifestée, quelle qu'elle soit, sans obsession.

Anupassana signifie continuellement d’instant en instant, dans sa nature éphémère et fugace.

Néanmoins, il y a un point très délicat à réaliser, rappelez-vous les paroles de maître Wanshi : « ne pas toucher les choses, néanmoins sentir ». C'est une observation sans observateur, il n'y a pas de témoins de l’expérience, ou quelqu’un, ou un « je suis » qui fait l'expérience de ceci ou de cela. Quand l'instant s'ouvre à l’instant, nous cessons de nous opposer aux circonstances, nous cessons de nous opposer ou même ,  nous laisser abuser par nos ressentis. On arrête de s'inventer des histoires ! C’est quand il n’y a plus aucun point d’appui d’un « moi » ou d’un « je suis ». Cette fameuse affirmation d’un : je suis ceci ou je suis cela. 

 

- L’eau est limpide jusqu'au fond nous dit maitre Wanshi. Un peu comme l’araignée d’eau de mon enfance qui glisse sans rien troubler. Car elle ne touche pas la surface de l’eau.

 

La sensation est naturellement subtile : il n'y a aucune pensée discriminante. C’est un aspect très subtil et délicat ! Nous pouvons dire que la sensation est pleinement réalisée dans la nature fondamentale de l’esprit, car la plupart de nos ressentis ordinaires restent très grossiers au niveau corporel. Nous faisons rarement l'expérience de ressenti plus subtil et délicat. 

 

Il s’agit de « Sati » l’art subtil et délicat de la lumière silencieuse. Elle ne trouble rien, il n'y a pas d’injonction. Dans la manifestation des ressentis, le nous-mêmes ou le soi-même est toujours de trop… la sensation juste la sensation… la sensation dans la sensation…l’araignée d'eau glisse sans rien troubler. Dans le « je suis en pleine conscience », le « je suis » est toujours de trop…

 

Au début, nous avons tous une impression corporelle très lourde, grossière, solidifiée, mais alors que vous continuez à laisser encore et encore, patiemment, en laissant advenir, assidûment, en restant libre à chaque expérience, tout désir de vouloir maintenir quoique ce soit se dissout en une vibration subtile, délicate. Ici la volonté est de trop. Il n'y a pas d’intention. 

 

- Le ciel est vaste au-delà de toute limite, et les oiseaux volent, loin très loin. Encore une fois les paroles de Wanshi sont très éclairantes.

 

Ne faites rien. Rien ne peut souiller la nature fondamentale de l’esprit, pas même la plus minuscule poussière. Le ciel est vaste au-delà de toute limite et les poussières du monde vont et viennent librement, loin, très loin. Elles finissent par se perdre dans l’espace et disparaître…

 

Quand vous cessez d’opposer les nuages au ciel, que reste-t-il ?

 

Mais prenez peut-être conscience que là, sans pratique de « Sati », il y aura de la confusion.

Même si votre attention corporelle n'est pas très claire, quelle que soit l'expérience, ressentez la présence de votre corps tout entier. Que vous éprouviez des sensations plaisantes ou déplaisantes, laissez advenir en prenant juste conscience de ce que vous vivez, en relation avec ce qui est, tel que c’est. Un point très important, lorsqu'on laisse advenir cela ne signifie pas que l'on subit en silence.

 

La délicatesse est importante, l'écoute délicate…il n'est pas question de torture ou d’ascétisme, voire de complaisance ou de déni corporel. Quand la sensation devient très éprouvante, revenez à la sensation respiratoire et ajustez votre posture si besoin. Il n’est pas question de compétition.

Ici il est question d'une relation délicate avec soi-même , un soi-même qui s'ouvre et se déploie dans l’espace. Comme une fleur qui s’ouvre…  C’est - sabba-kaya - la sensation dans tout le corps ; et peut-être que vous arriverez à réaliser que les limites du corps-esprit ne sont pas forcément là où vous le croyez. 

 

Pour conclure, voici les paroles de maitre Wanshi :

 

Ne pas s'opposer aux circonstances,

néanmoins être illuminé: l'illumination est naturellement fine. 

La sensation est naturellement subtile :

il n'y a eu aucune pensée discriminante.

L'illumination est naturellement fine : 

Il n'y a pas eu la moindre naissance. 

Il n'y a eu aucune pensée discriminante:

La sensation, sans aucune dualité,

 est singulière.

Il n'y a pas eu la moindre naissance :

L'illumination, sans aucune saisie, est complète. 

 

29/10/22

Zendo Mokudo

Taïun